Le boulot de Jean-Marie Massou
Par Bruno DUBREUIL** avril 2024
"Je ne prends la parole que quand j'ai l'impression que ce que j'ai à dire manque à la réalité » disait l'écrivain Laszlo Krasznahorkai. Peut-être aurait-il pu nuancer cette affirmation en disant ma réalité plutôt que la réalité. Car ce n'est pas seulement qu'il y a autant de réalités que de consciences individuelles, c'est surtout qu'en reconduisant son geste artistique vers sa propre individualité, il n'aurait pas occulté la dimension sociale de ce même geste. Quelque chose venu de soi et lancé vers l'autre, adressé. Non pas complétant la réalité donc, mais en créant une, potentiellement partageable.
Quelle pouvait bien être la réalité de Jean-Marie Massou pour qu'il voulût, sans repos, la prolonger par tant de signes tracés, gravés, chantés ; de pierres déplacées et levées comme autant de mémoires intimes ; et jusque sous la terre, à s'enfouir sans relâche dans les profondeurs ? A voir l'énergie qu'il a déployée pour remodeler son monde pendant plus de quarante années, il est certain qu'il manquait beaucoup de choses à cette réalité qui lui était propre. Ce qui sûr, c'est que la réalité de Jean-Marie Massou, certains l'ont partagée et qu'aujourd'hui encore, il nous est donné d'en découvrir une partie grâce à l'association Le Sidéral qui entretient et perpétue la mémoire du grand œuvre de Jean-Marie.
Ça commence un matin de février, devant la mairie de Marminiac (346 habitants) dans le Lot. C'est là qu'André Bargues, ancien maire de la commune, nous donne rendez-vous pour nous conduire à l'ancienne ferme dans laquelle Jean-Marie Massou a vécu et oeuvré pendant quarante années. Quelques minutes de voiture, un chien à la dentition dissuasive pour les curieux qui tenteraient la visite en solitaire et nous voilà à l'entrée de la propriété désormais gérée par l'association. Les abords sont encore partiellement encombrés par de nombreux tas de bois coupé et les rebuts non déblayés lors de la campagne de nettoyage du site qui, l'été précédent, a mobilisé 53 bénévoles. Sous l'action de l'humidité, des amoncellements de matières diverses, carton, conserves, pneus hors d'usage, métaux corrodés et morceaux de plastiques s'amalgament en un humus dont les composants ont pu, à un moment ou à un autre, féconder l'univers de Jean-Marie.
Un tracteur, compagnon indispensable de la collecte de pierres qu'il déploya tout au long de sa vie dans un périmètre de plusieurs dizaines de kilomètres. Un peu plus loin, s'enfonçant déjà dans les feuilles mortes, une voiture épave remplie aux trois quarts de boîtes de conserves intactes : cassoulet, petit pois, crèmes dessert, uniformisées par la décoloration bleutée des étiquettes. Un monde qui s'enfonce dans le sol mais résiste à l'effacement de toutes ses forces, de toutes ses pierres érigées, de tous ses signes gravés. Cette considération accordée aux pierres convoque inévitablement la figure d'un autre explorateur des frontières de l'art, le Facteur Cheval. Mais si celui-ci a en commun avec Jean-Marie Massou cette fascination lithique qui est aussi une connaissance intime des éléments primordiaux, leurs desseins diffèrent profondément. L'un, le Facteur Cheval, programme, accumule, greffe sur un corps architectural. Son projet s'élève et s'étend, s'érige, se parfait. L'autre, Jean-Marie Massou, décline ses croyances sous de multiples formes : excavations pour dégager des temples souterrains, construction de tombeaux, mais aussi élaboration de dessins, de collages et de complaintes enregistrées.
De l'art, c'en est assurément, si l'on considère qu'est art ce qui travaille à remodeler notre monde afin de le rendre vivable.
Nous progressions au milieu des ronces pour approcher de la maison ; j'appuyais la paume de mes mains sur les pierres. J'avais envie de toucher, suivre du doigt les traits de gravure, éprouver quelque chose de l'effort incommensurable qui s'était dépensé ici. J'étais bercé par les histoires qui me plongeaient dans une fabuleuse mythologie individuelle sans rien occulter d'une vie marquée par bien des moments douloureux. Je cherchais une présence désormais absente. Pour un peu, je me serais cru dans une Vie de Pierre Michon, dans un réel dégraissé, débarrassé de ses masques sociaux. Il fallait voir à l'aveugle. Et ce qu'on voyait, c'était du temps. J'étais venu dans la région
pour prolonger une réflexion sur l'art du paléolithique et je vivais ici une expérience qui me plongeait d'une autre manière dans un temps de la pensée humaine qui n'était certainement pas primitive mais plutôt essentielle, car en lien avec les forces telluriques. Pour l'homme Massou, immergé dans cette vie en pleine nature, il s'agissait juste d'avancer. Sous la terre comme dans la vie.
A chaque fois que je suis confronté à ces destins entiers d'artistes bruts, je me surprend à penser : faisons-nous seulement autre chose que cela, avancer jour après jour en laissant quelques trace de notre passage qui constitueront ensuite le récit de notre vie ? Je scrutais le gouffre qu'avait dégagé Jean-Marie en extrayant des tonnes de terre et j'y voyais la marque de la volonté d'un titan" .
* interview diffusée sur France Culture le 10 avril 2018
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Le Plein Pays
Par Antoine BOUTET
Au printemps 2005, j’ai fait la rencontre d’un homme vivant isolé en pleine forêt. Artiste, il sculpte depuis une trentaine d’années des blocs de pierre imposants. Ermite, il bâtit un réseau de tunnels, de gouffres et de grottes en osmose avec la nature, le suivi des failles du terrain ou l’observation du cheminement des insectes. Pendant toutes ces années, cette force de la nature a vécu principalement sous terre creusant instinctivement de ses mains des puits et des galeries pouvant atteindre quarante mètres de fond.
Aujourd’hui, il ne descend plus. Ses forces s’amenuisent, son ouvrage s’achève. Depuis, il sculpte les derniers blocs de pierres éparpillés dans sa forêt. Mais sa “grande oeuvre” est à l’arrêt, certains tunnels sont sous l’eau, les parois se fragilisent et menacent d’ensevelir pour toujours trente années d’exploration. Profitant de cet abandon, la forêt reprend doucement ses droits.
À l’abri dans sa maison, il enregistre des messages sonores sur des bandes magnétiques qui racontent la dérive de l’homme moderne et l’annonce de sa fin à travers des rêves prémonitoires et des souvenirs d’enfance. Ce sont des complaintes tragiques à destination d’un monde merveilleux, loin de la misère humaine, un paradis à atteindre quand la terre cessera enfin de tourner en rond. Il en est le messager, celui qui doit guider les élus le jour venu.
En attendant cette date incertaine, ses grottes sont des abris. Il s’y enfonce, enduit d’argile et de poussière, sent le souffle souterrain, retrouve l’instinct animal, grogne sa satisfaction d’être sous terre dans son labyrinthe obscur, extensible à l’infini. Lové dans les entrailles du monde, il chante ses litanies pour Sodorome, Israou ou Marie-Ange. Sa voix se propage, son corps caresse la terre. Combien de temps encore, avant la fin.
La grotte est aussi son tombeau.
Le Plein Pays est un film sur la résistance, l’isolement et la folie, qui questionne les limites de la pulsion créatrice. Comment vivre et créer en marge ? Cela guérit-il de la difficulté d’habiter le monde ? Il fait de sa vie une oeuvre d’art et de son domaine un royaume. TelSisyphe, il agence inlassablement les pierres d’une utopie en ruine pour contrer la pesanteur terrestre. C’est le fil conducteur, la vision d’une obstination en lutte avec sa propre résignation. Il témoigne des contradictions d’un homme coincé entre ciel et terre, qui s’enfouit pour sauver le monde et cherche du fond de son trou à atteindre le cosmos.
Son utilisation du langage, son lien à la terre, son regard sur Dieu, son isolement, le vide qu’il meuble, l’apparentent à un personnage beckettien. Il attend un monde nouveau. Comme Godot, il attend. Rien n’adviendra, il le sait au fond, mais le reconnaître équivaudrait à se condamner et donc à disparaître. «S’éteindre à fond» répète-t-il souvent, dans un ton mêlant le tragique au burlesque.
Le film est le reflet de nos rencontres durant deux ans et de mon regard sur l’homme, son oeuvre, la forêt. Il s’est construit autour de propositions simples et quotidiennes, comme filmer la maison, écouter les messages, raconter les rêves, parcourir les grottes, sortir le tracteur, rechercher des roches, graver un dessin. En entrant sans repère dans cet univers, on évolue lentement du trouble à la compréhension, de la vision d’un homme des bois à la révélation d’un personnage sidérant. Malgré son désespoir, c’est sa liberté sauvage, difficilement conciliable, qui s’affirme petit à petit.
Le Plein Pays film documentaire 58' - 2010 >>>>>> Lien de présentation